1. [...] On ne peut pas dire ce qu’est l’homme à partir de ce que nous en dit la science. Mais
2. en revanche on peut en conclure au moins que l’homme est l’être « capable de connaissance
3. scientifique ». On ne peut pas déduire d’une définition quelconque de l’homme ce qu’il doit faire
4. ou ne pas faire autrement dit une morale. Mais en revanche si l’homme est un être qui peut
5. faire ce qu’il doit on peut au moins soutenir qu’il est l’être « capable de conduite morale ». […]
6. Il nous faut à présent dire ce qu’est la science pour l’homme autrement dit ce que c’est
7. que d’être un être capable de science. Il faut trois conditions ou peut-être quatre.
8. Tout animal a besoin de connaissances sur le monde. Certains ont sans doute des con-
9. naissances « conscientes » – au sens phénoménal du terme. Ils perçoivent quelque chose
10. du monde et ça leur fait quelque chose. Le premier degré de connaissance est la croyance
11. pour vague qu’elle soit. « Ici-un-prédateur » « là-un-partenaire-sexuel » etc. Une croyance
12. ne se donne pas en elle-même pour vraie ou fausse elle se présente comme une donnée
13. immédiate du monde : « Ici-source-de-nourriture ».
14. Mais ce qui est propre à l’homme c’est qu’il peut accéder à un second degré de con-
15. naissance une croyance sur sa croyance – et cela par le simple fait qu’il dispose du langage1.
16. En effet supposons qu’il croie – comme Descartes dans la Première méditation – qu’il est
17. assis auprès du feu à écrire et qu’il s’aperçoive ensuite que ce n’était qu’un rêve que cette
18. croyance était fausse : en réalité il est tout nu dans son lit. Pour pouvoir penser : « Ce n’était
19. qu’un rêve » il faut qu’il ait une croyance sur sa propre croyance la croyance en la fausseté
20. de sa précédente croyance. Les idées de « vérité » et de « fausseté » impliquent celle de
21. croyance au second degré. Il en va de même si me trouvant à côté d’une personne qui
22. pensait qu’il y avait dans la cuisine quelque nourriture je lui fais remarquer : « Non il n’y a pas
23. de pain ici. » J’ai une croyance sur sa croyance la croyance qu’elle est fausse. Appelons ces
24. croyances au second degré des jugements. « Ceci (telle croyance) est vrai (ou faux) » est un
25. jugement. (La plupart du temps cependant l’idée de vérité de la croyance demeure implicite
1. Je reprends ici en partie l’argumentation de Donald Davidson en particulier dans « Animaux rationnels »
(in Paradoxes de l’irrationalité Éd. de l’Éclat 1991). Cependant Davidson ne concéderait pas qu’un être puisse
avoir des croyances au premier degré (ce que j’ai appelé des croyances vagues) sans en avoir au second degré.
Selon sa conception du « holisme du mental » on ne peut avoir de croyance ou même de désir (et plus géné-
ralement d’attitude propositionnelle) sans avoir de langage et donc sans avoir en même temps le concept de
croyance ainsi qu’un ensemble organisé de croyances. Autrement dit un être non parlant ne peut pas avoir de
désir ni de croyance à proprement parler. Notre position est donc nettement plus généreuse à l’égard des ani-
maux non parlants puisque nous leur attribuons des croyances (et des désirs – voir ci-dessous) du premier ordre.
Du moins est-ce notre usage de ces termes de « croyance » et de « désir » qui est plus vague que le sien.
Texte 19 page 2 Wolff
1. dans le jugement elle est sous-entendue dans l’assertion. Le jugement affirmatif « il y a du
2. pain ici » signifie qu’une telle croyance est vraie et « il n’y a pas de pain » signifie qu’elle est
3. fausse1.) Pour avoir des croyances au second degré des croyances sur des croyances les
4. siennes ou celles d’autrui le langage est nécessaire. On peut évidemment rêver sans avoir
5. le concept de rêve mais on ne peut penser qu’on a rêvé sans avoir le concept de rêve (ou du
6. moins de croyance fausse) autrement dit sans disposer de l’idée de réalité objective indé-
7. pendante de ses croyances. Je ne peux faire remarquer à mon interlocuteur qu’il se trompe
8. qu’à condition de disposer d’un langage dans lequel « pain » désigne la même chose pour lui
9. et pour moi et d’avoir par conséquent un langage prédicatif : « S est P » « S n’est pas P ».
10. Un animal sans langage ne pourrait avoir qu’une croyance vague de premier degré comme
11. « ici-source-de-nourriture » – car il ne dispose pas des concepts de « source » et de « nour-
12. riture » qui relèvent de notre façon humaine langagière conceptualisée d’interpréter ses
13. comportements. Nous pensons qu’il pense qu’il y a de la « nourriture » : cela ne fait que
14. confirmer que nous parlons cela ne permet pas d’en conclure qu’il le pense. Pour pouvoir
15. avoir accès aux idées de vrai et de faux il faut donc pouvoir parler.
16. Mais inversement il suffit de pouvoir parler pour avoir le concept de vérité. Un « animal
17. parlant » est un animal qui peut s’entendre avec un autre sur ce qu’est du « pain » et par
18. conséquent penser que « ceci est du pain » et que « cela n’en est pas quoique ça en ait
19. l’air ». Par le simple fait de pouvoir parler il a non seulement un grand nombre de croyances
20. (de premier degré) mais aussi nécessairement un grand nombre de croyances portant sur
21. des croyances de premier degré c’est-à-dire sur les conditions requises pour « être pain »
22. ou non pour « être chaud » ou « froid » « rassis » « bien cuit » etc. ; et il pourra approuver
23. ou contredire ceux dont il partage le monde où certaines choses sont « du pain rassis et
24. froid ». Seuls des êtres parlants ont accès à un monde objectif ; ils vivent dans le même
25. monde un monde réel qu’ils peuvent distinguer d’un monde imaginaire onirique ou fictif.
26. Et le langage est la condition nécessaire et suffisante pour distinguer l’objectivité du monde
27. dont nous pouvons parler – dont nous pouvons nous parler les uns aux autres – de la subjec-
28. tivité des perceptions immédiates que chacun peut en avoir et d’où il tire ses croyances. Les
29. hommes en tant qu’ils parlent peuvent distinguer le réel de l’illusoire le vrai du faux ce
30. qui est objectif et ce qui n’est que subjectif.
31. Mais cela est évidemment suffisant pour que nous puissions dire qu’ils sont des « animaux
32. rationnels ». Car le fait d’avoir un « jugement » (au sens de l’affirmation d’une croyance
33. d’une croyance implicitement posée comme vraie d’une croyance de second degré) im-
34. plique nécessairement une quantité d’autres jugements logiquement compatibles avec le
35. premier : le jugement que « le pain se mange » que « le pain se fait cuire » plus générale-
36. ment que « tout ce qui se mange calme la faim » peut-être aussi que « le pain est fait de
37. farine » que « le pain se vend chez le boulanger » que « le pain est chaud quand il sort du
38. four » que « tout pain chaud refroidit » plus généralement encore que « tout ce qui est
39. chaud finit par refroidir » etc. Bien entendu comme le fait remarquer Donald Davidson2 on
1. C’est déjà ce que montrait Aristote Métaphysique Δ 7 1017 a 31-35 qui faisait du verbe « être » dans le
2. jugement le marqueur de l’assertion donc de la vérité de la proposition.
2. Donald Davidson « Animaux rationnels » art. cité p. 67. Dans le même sens nous avons montré (Dire le
3. monde op. cit. chapitre 1) que toute prédication présuppose un sujet dans lequel la totalisation de ses prédi-
4. cats est déjà donnée autrement dit une prédication « essentielle ». Ainsi pour pouvoir dire quoi que ce soit
5. du « pain » il faut déjà présupposer qu’il est par soi quelque chose et la même chose pour ceux qui en parlent :
Wolff Texte 19 page 3
1. ne peut dresser la liste complète des croyances vraies qui dépendent d’une seule croyance
2. vraie ni de celles dont celle-ci dépend. Il est sûr cependant qu’on ne peut porter un seul
3. jugement sans disposer implicitement d’un vaste réseau de jugements logiquement liés.
4. Cela n’exclut pas que nous puissions avoir des jugements incohérents : cela nous arrive for-
5. cément comme à tous les « animaux rationnels ». Seul un « animal rationnel » peut être
6. irrationnel. Et seuls les êtres humains sont des animaux rationnels.
7. Pour être « capable de science » il faut cependant une troisième condition accéder à un
8. troisième niveau de connaissance : non plus la simple croyance ni la croyance sur la croyance
9. – le jugement – mais la croyance sur la croyance sur la croyance : le savoir. De même que
10. pour passer de la croyance au jugement il faut passer de la croyance immédiate et subjective
11. à la croyance qu’une croyance est objectivement vraie ou fausse il faut au troisième degré
12. passer de la croyance objectivement vraie à la raison objective pour laquelle elle est vraie :
13. on appellera « savoir » une croyance vraie accompagnée de cette raison autrement dit de
14. sa justification – de ce que Platon appelle justement son logos1 : on sait que P (est vrai) parce
15. que Q. « Je sais qu’il y a du pain dans la cuisine parce que j’en ai acheté et que c’est là que
16. je l’ai posé. » De même qu’on passe du premier au deuxième degré par le logos c’est-à-dire
17. par la possibilité de l’affirmation et de la négation à propos de la même chose on passe du
18. deuxième au troisième degré par la possibilité de lier les jugements entre eux à propos de
19. la même croyance. Dans le passage d’un degré de connaissance à un autre il y a un gain
20. d’objectivité : on juge objectivement qu’une croyance subjective est vraie on sait objective-
21. ment la raison pour laquelle un jugement est vrai. L’objectivité des raisons n’est toutefois
22. pas du même ordre que celle des jugements. Celle des jugements fait appel à la réalité de
23. l’objet des croyances pour en déterminer la vérité ou la fausseté ; celle des raisons fait appel
24. à la relation des jugements pour en justifier la vérité. Une justification peut recourir à une
25. expérience du cours du monde (on a constaté généralement que…) à des inductions (toutes
26. les fois que…) à des déductions (si… alors…) etc. Elle implique le dialogue le besoin de se
27. justifier ou de convaincre celui à qui on s’adresse qu’on a de bonnes raisons pour affirmer
28. ce qu’on affirme voire la nécessité de convaincre un auditoire réel ou imaginaire particulier
29. ou universel personnel ou impersonnel. Plus généralement cette justification peut devenir
30. argumentation. Les animaux rationnels peuvent tous accé